Les débats qui ont marqué l’élaboration de l’article sur l’éducation dans la Constitution révisée de 1874 n’ont de loin pas cessé avec l’entrée en vigueur du texte. Présentation de ces luttes au travers de quelques articles de presse parus entre 1870 et la naissance de la CDIP en 1897.
Crédit iconographique: Paul Senn (Gottfried Keller Stiftung, GKS)
Dans la presse de la fin du XIXe siècle, les arguments des forces politiques conservatrices et libérales, héritages du Kulturkampf qui avait vu son apogée avant l’adoption de la nouvelle Constitution (voir l’article du 29 mai 2024), sont présentés de manière très tranchée. Les questions autour des écoles privées et des écoles confessionnelles ou celles en lien avec l’élaboration de nouvelles constitutions et lois scolaires cantonales donnent lieu à des échanges très vifs. De même, la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons et le soutien financier à fournir par la Confédération pour que les cantons remplissent leurs obligations sont âprement débattus.
Sans prétendre mener une recherche scientifique, ou même systématique, nous proposons d’illustrer ces débats par quelques arguments échangés dans des journaux de l’époque. Un point culminant des controverses eut lieu lors de la votation et du refus, le 26 novembre 1882, du projet d’arrêté fédéral visant à contrôler la mise en vigueur de l’art. 27 (rapidement surnommé «bailli scolaire»). Les échanges d’arguments se poursuivirent cependant jusqu’à la création de la CDIP, en 1897, et jusqu’à l’élaboration, en 1902, d’un article constitutionnel et, en 1903, de la loi concernant le soutien financier accordé aux cantons par la Confédération pour que ceux-ci remplissent leurs obligations.
En Suisse, comme dans la plupart des pays européens, la seconde moitié du XIXe siècle fut marquée par le Kulturkampf, ce «combat pour la civilisation». Il s’agissait en premier lieu d’émanciper les États-nations nouvellement formés de l’influence de l’Église. La ligne de conflit autour de la question de savoir si l’école devait appartenir à l’État ou à l’Église marqua également les débats sur l’introduction de l’enseignement obligatoire et, plus tard, sur le projet de mise en place d’un secrétaire fédéral particulier pour l’instruction publique. Les partisans libéraux d’un contrôle étatique reprochaient à l’Église catholique et au catholicisme politique d’être hostiles à la démocratie, d’avoir un intérêt personnel dans «l’ignorance des masses» et d’empêcher le progrès économique et social.
«Il n’est pas question de religion, contrairement à ce que prétendent les conservateurs. La religion est une chose que l’on ne peut pas arracher du cœur d’une personne. Dire que la religion est mise ‘en danger’ est une escroquerie, de même que les ‘curés’ escroquaient déjà le peuple en invoquant la mise en danger de la religion pour entraver le progrès.»
(Traduit librement d’un article paru le 19 août 1882 dans le Grütlianer)
L’Église s’opposait quant à elle à l’abolition de l’enseignement confessionnel et insinuait que l’État utilisait les écoles comme moyen de domination du peuple. Des membres d’une «association lucernoise de prière pour le maintien de bonnes écoles en Suisse» exprimèrent par exemple cette opinion en ces termes:
«Toi, Joseph, patron de la sainte Église catholique, sois aussi le patron de notre école, préserve-la des fausses doctrines et fais en sorte qu’elle conserve la foi en la sainte Église catholique romaine.»
(Traduit librement d’un article paru le 18 novembre 1882 dans Der Bund)
Après 1874, l’empreinte du catholicisme se maintint d’ailleurs dans le système scolaire de certaines régions et de certains cantons. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’on peut parler d’une école sécularisée, dans laquelle la prière quotidienne ainsi que les histoires et les chants à caractère religieux sont, en principe, supprimés.
En 1884, Josef Zemp, Johann Joseph Keel et Martino Pedrazzini, trois conseillers nationaux catholiques conservateurs, demandèrent par motion une révision partielle de la Constitution fédérale afin de protéger les écoles privées, majoritairement confessionnelles. Selon Zemp, le devoir de l’État se résume, en ce qui concerne l’enseignement privé, à assurer «un certain niveau de connaissances». Il estime en revanche que l’État ne devrait avoir aucun droit de regard sur l’orientation spirituelle de l’enseignement ni avoir son mot à dire quant au choix du personnel enseignant, des moyens et des méthodes d’enseignement. L’avis de Pedrazzini est encore plus tranché: selon lui, «le père de famille doit être maître de l’éducation de ses enfants» et personne ne veut d’une école non confessionnelle.
Les détracteurs de l’obligation scolaire mirent également en avant des arguments non religieux.
Un argument souvent évoqué lors de la discussion au sujet de l’article sur l’éducation était la charge économique pour les familles. Cet argument était lié à la préoccupation, largement répandue à l’époque, selon laquelle l’obligation scolaire entraînerait une pénurie de main-d’œuvre, car les enfants effectuaient souvent des travaux dans la ferme de leurs parents ou dans les usines.
Certains partisans de l’enseignement primaire obligatoire, proches du mouvement ouvrier, argumentaient pour leur part qu’un peuple instruit pouvait plus facilement améliorer sa situation économique qu’un peuple non instruit.
Les revendications en faveur d’un enseignement obligatoire dans l’ensemble de la Suisse étaient également liées à d’autres efforts de réforme. Par exemple, un article paru le 8 mai 1872 dans le Zuger Volksblatt faisait valoir qu’un enseignement obligatoire était indispensable pour le système militaire et la prise de décision démocratique. En lien avec ce propos, la révision de 1874 de la Constitution fédérale qui consacra, entre autres, l’enseignement primaire obligatoire, instaura aussi l’obligation générale de servir, précision étant donnée que la décision d’incorporer ou non un jeune homme dans l’armée devait désormais être prise en fonction de son aptitude physique. Cette modification fut l’occasion de souligner que la force militaire ne dépendait pas seulement de la condition physique, mais aussi de la formation intellectuelle de ses soldats. À partir de 1875, les examens pédagogiques passés par les recrues (qui correspondent aux actuelles enquêtes fédérales auprès de la jeunesse ch-x) fournirent ainsi des données statistiques en vue de l’amélioration du système scolaire. Par ailleurs, des tentatives furent entreprises à cette même époque afin d’introduire le droit d’initiative populaire à l’échelle fédérale. La nécessité d’une scolarité obligatoire fut donc également évoquée dans ce contexte, car les partisans estimaient que tout citoyen doit bénéficier d’un certain degré de formation pour pouvoir prendre des décisions en connaissance de cause.
De manière générale, il faut savoir que la Confédération est garante des constitutions cantonales après examen et adoption des Chambres fédérales. Dans le contexte qui nous intéresse ici, l’adoption de la Constitution de 1874 entraîna logiquement dans les années qui suivirent l’élaboration de nouvelles lois scolaires dans les cantons. Et bien que celles-ci n’avaient pas besoin d’être soumises à la Confédération, divers recours déposés auprès des autorités fédérales au sujet de la conformité de ces lois avec les principes énoncés dans l’art. 27 donnèrent lieu, dans les Chambres fédérales, à des échanges d’arguments politiques qui se retrouvènt dans la presse.
Dans le canton de Lucerne, à la suite de l’adoption de la nouvelle constitution cantonale par le peuple, le 28 février 1875, le gouvernement demanda la garantie fédérale pour ce texte. Certains membres du Grand Conseil lucernois, libéraux minoritaires mais très actifs, envoyèrent cependant une pétition aux membres des Chambres fédérales pour demander que cette garantie ne soit pas accordée. Selon ces personnes, le canton manquerait à son devoir de surveillance et de direction concernant le caractère suffisant de l’enseignement primaire s’il laissait des écoles confessionnelles privées dispenser cet enseignement. Les débats internes au canton furent ainsi portés devant les autorités fédérales et donnèrent lieu à une analyse de la portée de l’art. 27. En fin de compte, tant le message du Conseil fédéral concernant la Constitution lucernoise que les débats menés dans les Chambres fédérales aboutirent à une interprétation que Numa Droz, conseiller aux États neuchâtelois et futur conseiller fédéral, résuma de manière très synthétique: «Trois conditions sont nécessaires [pour garantir une instruction suffisante]: 1) Un programme scolaire bien établi 2) Un instituteur capable 3) La fréquentation régulière de l’école. Tout enseignement primaire qui ne répond pas à ces conditions n’est pas suffisant. L’autorité civile a le devoir de s’assurer que ces conditions sont remplies.» Ce cadre étant fixé, la garantie pouvait être accordée à la constitution lucernoise, les pouvoirs publics étant responsables de contrôler et de diriger le caractère suffisant de l’instruction primaire, tant dans les écoles publiques que privées ou confessionnelles.
Dans le canton de Vaud, les évolutions que connurent la constitution cantonale et la législation scolaire firent également craindre une mainmise de l’État sur la liberté de créer et de gérer des écoles privées. Le débat ne se limita d’ailleurs pas à la question des écoles confessionnelles catholiques, lesquelles occupaient effectivement une place prépondérante, mais porta aussi sur d’autres questions concernant la liberté d’enseignement, notamment l’enseignement dispensé à domicile ou dans des institutions privées, y compris des institutions réformées. Relevons que la question du devoir de contrôle de l’ État sur ces formes d’enseignement n’a en rien perdu de son actualité. Il suffit de penser aux discussions récentes sur le contrôle de l’enseignement à domicile.
Durant les années qui précédèrent et suivirent l’adoption de la Constitution du 29 mai 1874, les Chambres fédérales durent traiter un très grand nombre de demandes et de recours, allant tantôt dans un sens et tantôt dans un autre. Cette multitude de démarches démontre en tout cas, si cela devait encore être démontré, à quel point le sujet déchaîna les passions. L’article paru le 15 avril 1881 dans La Liberté au sujet de la loi fribourgeoise sur l’instruction publique présente très bien cette situation.
Les grandes lignes de la dispute suscitée par l’engagement de l’État fédéral dans les affaires scolaires cantonales illustrent bien la controverse concernant l’influence de la Confédération sur les cantons en matière de politique scolaire. Dès le 3 juin 1874, la Confédération demanda aux cantons de lui fournir des documents visant à attester d’un «enseignement primaire suffisant». Les cantons devaient repérer les lacunes éventuelles et formuler des propositions en conséquence. En 1877, après que la plupart des cantons avaient procédé à la révision partielle ou totale de leurs lois scolaires, la Confédération demanda à nouveau aux gouvernements cantonaux de lui fournir les pièces pertinentes (rapports pédagogiques et statistiques, programmes des écoles primaires, liste des manuels d’enseignement).
Comme l’explique Numa Droz dans une Conférence donnée le 11 octobre 1882 à la Chaux-de-Fonds et rapportée par le journal L’Impartial dans les éditions du 17, du 18 et du 19 octobre 1882, le conseiller fédéral neuchâtelois proposait d’appliquer les principes du droit constitutionnel en coordonnant les politiques scolaires cantonales. Selon lui, il n’était pas impératif de se doter d’une loi scolaire fédérale, mais il se rangeait à l’idée de créer un poste de secrétaire de l’instruction publique. Le texte mis en votation le 26 novembre 1882 fut interprété comme le premier pas d’un train de projets législatifs dans le domaine d’une politique scolaire. Ce projet finit par rassembler les oppositions tant des ultramontains que des fédéralistes, qui refusaient de voir les cantons perdre leur autonomie en la matière (voir aussi à ce sujet cet article de la Gazette de Lausanne, paru le 23 novembre 1882). Comme l’analyse Hans Badertscher dans les premières pages de la publication éditée à l’occasion du centenaire de la CDIP, c’est en réalité le refus net de ce programme qui initia la création, 15 ans plus tard, de cette institution qui fut imaginée en guise de solution toute helvétique à la querelle scolaire.
Les débuts de la CDIP, cinq ans durant, furent ainsi avant tout consacrés à préparer et à débattre de l’article constitutionnel qui permettrait à la Confédération de contribuer au financement de l’enseignement primaire sans porter une quelconque atteinte à l’autonomie des cantons. L’article 27bis de la Constitution fut adopté le 23 novembre 1902 et la loi fédérale correspondante le 25 juin 1903.
Caricature au sujet de la votation du 23 novembre 1902, parue dans le Nebelspalter
Sources:
Badertscher, Hans : La Conférence suisse des directeurs cantonaux de l'instruction publique 1897-1997 : Naissance, histoire, effets. Berne
Bibliothèque nationale suisse (BN) : e-newspaperarchives.ch
Série d’article «150 ans de l’école obligatoire»
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En complément à cette série, le centre d’information et de documentation IDES, en collaboration avec l’Institut de recherche et de documentation pédagogique (IRDP) de la CIIP, qui fête également cette année ses 150 ans, propose une collection thématique.
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